[Cairn 5] Novel

La ville dormait. Elle dormait d’un très profond sommeil. Celui-ci avait été à une période agité par quelques soirées endiablées, puis était revenu à son état de tranquillité initial – enfin, à peu de choses près. En effet, la mairie du village avait décidé de restaurer une ancienne auberge afin de ramener un peu d’activité, et cela fonctionnait bien, même si les visiteurs n’étaient pas les mêmes que dans le temps.

Actuellement, ceux-ci se séparaient en deux catégories : il y avait, d’une part, les jeunes randonneurs, qui logeaient dans le dortoir bon marché, et qui restaient en général une, voire deux nuits maximum, avant de reprendre leur route. D’autre part, il y avait un public plus âgé et plus aisé, habitant la région, et qui venait soit en famille en semaine pour profiter du restaurant gastronomique, soit en couple le week-end afin de prendre un bon bol d’air frais à la montagne. Les chambres des étages supérieurs de l’auberge étaient beaucoup plus spacieuses et confortables et toute prêtes pour les accueillir.

Le pari avait ainsi été gagné par la mairie, la réouverture de cet établissement ayant ramené un peu de vie dans la ville. Bientôt, suivant l’exemple, il était probable que de nouveaux gîtes ou restaurants ouvriraient – c’était en tous cas ce qu’espéraient les habitants de cette petite bourgade nichée dans la montagne et dont la population diminuait malheureusement d’années en années.

« Bonjour. Où allez-vous ainsi ? », avait demandé la vieille dame, en s’asseyant près du voyageur qui faisait une pause dans son longue ascension. « Je me rends dans le village du dessus. J’ai fait une réservation pour deux semaines ». La réaction de la vieille dame ne se fit pas attendre : « Deux semaines, là-bas ? ». Elle souriait, d’une manière un peu ironique, mais avec bienveillance. Normalement, c’étaient les jeunes qui se moquaient des activités démodées, et non pas les jeunes qui se rendaient dans des endroits où même les anciens n’allaient pas dans leur jeunesse.

Le voyageur répondit : « J’aime la randonnée. C’est pour cela que je vais là-haut. J’ai trouvé un pied-à-terre qui permet d’accéder facilement à de nombreux sentiers ». La vieille dame parut comprendre, même si le fait de marcher pour dire de marcher ne semblait pas dans ses habitudes. Son sourire ne s’était pas complétement effacé de son visage, comme si la perspective d’un séjour là-haut, ou du moins de plus d’un weekend, restait toujours surréaliste à ses yeux.

« Et vous allez jusque là-haut avec ça ? », demanda-t-elle encore, en pointant du doigt la trottinette du voyageur, autre démarche étonnante. Il répondit : « Ça, ce sera pour la descente. Je vais monter à pieds. Il n’y a pas de bus. Au pire, je ferai du stop ». Les déplacements actuels de la vieille dame se limitaient au marché le jeudi. En entendant la réponse, elle écarquilla les yeux, accablée par le fait de s’imaginer gravir plus de neuf cents mètres de dénivelé positif, une trottinette à la main et sac de voyage de quinze kilos sur le dos. « Ne vous en faîtes pas, j’adore la marche, je suis venu pour cela d’ailleurs, c’est un plaisir pour moi », dit-il pour la rassurer.

« Si je puis me permettre… Comment avez-vous connu cet endroit ? » demanda-t-elle. La question était pertinente car même les locaux ne connaissaient pas forcément le coin. Le voyageur répondit : « Par internet. Le village m’a paru magnifique, de même que l’auberge. Sans parler des montagnes et de toutes les randonnées à faire ». Le vieille dame hocha la tête. « Eh bien, bon courage mon jeune ami, et bon séjour ! », lança-t-elle, en se relevant sur sa canne. Les deux se saluèrent cordialement, chacun reprenant son chemin.

Internet, Booking, plus précisément, un site mettant des hébergements partout dans le monde à seulement quelques clics de distance – enfin, du moins pour les formalités de réservation. Car encore fallait-il y aller : et c’était parfois difficile d’accès comme Novel. Et il reste ainsi une dernière catégorie de visiteurs que nous n’avons pas encore mentionnée : les aventuriers d’internet. Les aventuriers d’internet qui sont parfois également, comme dans le cas de notre visiteur, des aventuriers non motorisés.

Un confortable nid de montagnes édifié par la nature et au milieu duquel un petit village et son clocher végètent sous un majestueux ciel. Les nuages qui remontent du lac Léman en contrebas, qui caressent les toits mais qui ne s’attardent pas dans cette vallée, allant s’évaporer dans des endroits plus élevés du massif. Le cimetière, premier lieu que l’on rencontre en arrivant par le sentier qui serpente au-dessus de la route sineuse et escarpée. Les premières maisons, l’église et, enfin, l’auberge. L’auberge qui est comme sur les photos vues sur internet, peut-être encore plus belle. Grand chalet traditionnel de la région, tout de bois vêtu, aménagé chaleureusement à l’intérieur, meubles en chêne massif et sculptures en noyer représentant la faune et la flore locale.

« C’est vous qui venez de Paris ? », interrogea la gérante de l’auberge.

« Oui, c’est moi », répondit le voyageur.

« C’est impossible de rester quinze jours à Novel ! » s’exclama la gérante. C’est déjà ce qu’elle avait dit au voyageur par téléphone. Le voyageur n’avait pourtant pas décommandé car il savait ce qu’il faisait, il avait l’habitude de louer un pied-à-terre en altitude et de s’en servir comme point de départ de ses randonnées pendant plusieurs semaines.

« Je suis là pour marcher. Vous ne me verrez pas beaucoup, ne vous en faites pas. Je ne vais pas rester passif à l’auberge. J’ai déjà de nombreux itinéraires prévus, parfois sur deux jours, ce qui impliquera même que je m’absente une nuit de temps en temps et que je bivouaque. Si cela devait se produire effectivement, je conserverai mon lit en dortoir pour entreposer à l’abri mes affaires ».

Cela ne rassura pas vraiment la gérante qui n’en revenait pas : quinze jours à Novel ! C’était du jamais vu !

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